Le 29 octobre dernier, le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, présidé par Édouard Balladur, a remis au Président de la République son rapport sur « Une Ve République plus démocratique ». Les premiers commentaires ont insisté, soit sur la présumée volonté de revaloriser le Parlement, soit sur l’idée que la montagne a accouché d’une souris. Curieuse méthode que celle qui s’installe depuis quelques mois : chaque fois qu’une mesure est annoncée, soit on en dénature la portée, soit on s’exclame qu’elle pourrait être pire et que, au final, on n’est pas si malheureux que l’on pouvait le craindre ! À rebours de ces analyses, on affirmera ici que, en matière institutionnelle, il est difficile de faire pire que les 77 dispositions proposées par le Comité. Officiellement, il ne retient pas l’option d’une Sixième République qui, il est vrai, est repoussée par les deux partis dominants, à droite et à gauche. Le Comité Balladur a choisi plutôt de se situer dans la continuité du rapport Vedel rédigé en 1993, en prévoyant, dans bien des cas, de constitutionnaliser une pratique de fait des institutions et, dans d’autres cas, en infléchissant de façon nette une philosophie institutionnelle qui ne cesse de s’accentuer depuis 1962. En fait, sans même que soit retenue l’hypothèse d’un numéro « VI », la mise en œuvre de la logique énoncée se traduirait par un tournant présidentialiste sans précédent dans toute l’histoire constitutionnelle française.
Entendons-nous : il y a présidentialisme et présidentialisme. Celui qui présida à la naissance de l’actuelle République n’avait qu’un lointain rapport avec le présidentialisme occidental classique, tel qu’en usent par exemple les États-Unis d’Amérique. Même si le Président de la République était « la clé de voûte des institutions » (Michel Debré), l’article 20 de la Constitution prévoyait que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Le Comité a choisi de modifier substantiellement les deux articles (5 et 20) qui cernent les compétences respectives du Président et du Gouvernement. C’est désormais le Président de la République qui « définit la politique de la nation » (article 5), tandis que le Gouvernement la « conduit » (article 20). Conformément au souhait du candidat Sarkozy, et dans l’exacte continuité de la pratique institutionnelle engagée depuis l’été (l’engloutissement abyssal du Premier ministre), c’est bien la simplification présidentialiste à l’américaine qui est recherchée : un exécutif renforcé à une seule tête, face à un législatif qui contrôle sans être pour autant doté des moyens constitutionnels de peser sur la politique de la nation.
Le Président n’est plus la clé de voûte, mais la charpente même des institutions. Le nouvel article 18, qui lui permet de démettre le Premier ministre sans attendre que celui-ci lui remette la démission du Gouvernement, lui donnerait en outre le droit de prendre la parole devant le Parlement, dans ses assemblées comme dans ses commissions. Cet écart avec une conception remontant à 1873, permet d’insister symboliquement, et sur la responsabilité exécutive première du Chef de l’État, et sur l’égalité de légitimité de la représentation nationale et du Président. Égalité factice, en fait, car la légitimité personnelle qu’accorde au Président le suffrage universel direct serait même doublement renforcée par la modification de la loi électorale. Disparaît en effet, d’une part, la pratique des parrainages qui servait de filtre à la possibilité de concourir au suffrage universel. Désormais, c’est un collège de 100 000 élus qui fera le tri des candidatures : c’est à peu près le nombre retenu par la première version de la Constitution de 1958, avant l’adoption de la règle du suffrage universel direct. Le système des primaires à l’américaine, mais sans même la controverse politique préalable qui conditionne le système américain… D’autre part, le Comité suggère que soit modifié le Code électoral pour qu’il y ait désormais coïncidence entre le second tour de l’élection présidentielle et le premier tour de l’élection législative. Le fait majoritaire et la prééminence du scrutin présidentiel seraient ainsi renforcés.
C’est de ce côté, en fait, que se situe la quintessence des propositions Balladur. On parle de revalorisation de l’action parlementaire. Formellement, le Parlement retrouve en effet quelques unes des prérogatives que lui enlevait la Constitution dans ses formulations initiales. Il aurait la maîtrise de son ordre du jour et le gouvernement ne disposerait que de la moitié du temps de séance pour faire inscrire ses projets de loi. Ses pouvoirs de contrôle seraient étendus (toujours limités toutefois : la proposition 8 prévoit ainsi que le Parlement donne un simple « avis » sur les nominations présidentielles) et il disposerait des moyens du Conseil d’État et de la Cour des Comptes pour exercer ses missions. Ne nous y trompons pas cependant : davantage qu’une revalorisation et qu’une démocratisation, c’est une rationalisation non démocratique de la décision publique qui se profile désormais. L’objectif affiché est en effet de réduire les dysfonctionnements de la machine institutionnelle. La hantise n’est pas celle du divorce du pays légal et du pays réel, mais celle du blocage de la production législative. La pratique du 49-3 est maintenue pour les lois de finances ou de financement de la sécurité sociale. Quant à la vieille coutume républicaine du « droit d’obstruction », qu’autorise la liberté parlementaire absolue d’amendement (la seule manière de compenser de l’intérieur le déséquilibre majoritaire induit par les institutions), elle est contenue par l’exhortation à « l’autodiscipline » appuyée sur la contrainte de l’équilibre fiscal (article 40) et une revalorisation de la procédure d’irrecevabilité (article 41). La dictature majoritaire sera-t-elle assouplie ? Sur le fond, c’est le contraire qui se profile : le bipartisme se verra de fait accentué, malgré l’introduction d’une dose ridiculement homéopathique de proportionnelle (vingt à trente sièges !), et par le filtre draconien des candidatures à l’élection présidentielle, et par l’institutionnalisation de la coïncidence de l’élection législative et du second tour de l’élection présidentielle. La seule concession envisagée se trouve dans l’annonce d’un hypothétique « droit de l’opposition »… Peu de risque, dans ce dispositif, de voir s’installer quelque contradiction de majorité que ce soit entre le Président et les députés de sa famille politique.
Avec les propositions du Comité Balladur, nous sommes dans la logique pure de la bonne « gouvernance » qui, avec l’accentuation du bipartisme, est universellement présentée comme le moyen de contourner la crise profonde de la démocratie représentative depuis une trentaine d’années. L’objectif n’est pas l’extension de la pratique démocratique et la diffusion des pouvoirs, mais la canalisation réglementée des choix entre des formations qui, de droite comme de gauche, s’accordent sur le fond du possible et de l’impossible, du réaliste et de l’irréaliste, du dicible et de l’indicible. Une fois admis que les cadres de l’économie de marché sont le socle indépassable de toute société, comment rendre les plus fluides possibles les procédures de décision ? Le pilotage présidentialiste, fût-il encadré dans l’exercice de ses aspects les plus régaliens (droit de grâce et de nomination, article 16, révision constitutionnelle…), est ici tenu pour la garantie principale d’une cohérence maîtrisée. Or, dans cette logique, le pouvoir ne se partage pas : au mieux, il « s’encadre » ou il se « contrôle »…
Ce n’est pas un hasard si les plages de démocratie directe sont réduites à la portion congrue, mettant la réforme constitutionnelle en-deçà même des évolutions envisagées à l’échelle européenne. Sans doute verra-t-on un progrès dans le droit accordé aux justiciables de dénoncer l’inconstitutionnalité d’une loi auprès d’un tribunal qui, à son tour, saisit obligatoirement le Conseil constitutionnel. Au-delà, les améliorations sont homéopathiques, quand les évolutions ne sont pas préoccupantes. Le recours au référendum n’est obligatoire, en matière de révision constitutionnelle ou de traité relatif à l’élargissement de l’Union européenne, que lorsque ladite révision n’est pas votée par le Parlement réuni en Congrès, ou lorsqu’il y a désaccord entre les deux Assemblées. Le droit au référendum d’initiative populaire apparaît dans la Constitution (article 11) mais se trouve immédiatement subordonné à l’implication « d’un cinquième des membres du Parlement soutenu par un dixième des électeurs ». Quant à la transposition des directives européennes (qui constitue aujourd’hui l’écrasante majorité de la production législative), elle fera l’objet de « procédures d’examen simplifié », ce qui peut diminuer d’autant l’autonomie du pouvoir législatif des Assemblées.
Un exécutif renforcé par l’omniprésence de la fonction présidentielle et un législatif réduit au rôle d’enregistrement des directives européennes et de contrôle de l’exécutif… Si tels sont les axes de son travail, il n’y a pas d’autre voie raisonnable que le refus pur et simple des conclusions du Comité Balladur. Plus que jamais, il importe de mettre en avant, contre la logique qui se profile, la seule rationalisation démocratique qui puisse se concevoir : la mise en place d’une Sixième République, sur la base d’un vaste débat national préalable, sanctionné par l’élection d’une Assemblée constituante puis d’une soumission directe du futur projet constitutionnel à référendum. La philosophie de la refonte institutionnelle ne peut être qu’ambitieuse : faire franchir un seuil à l’histoire institutionnelle de ce pays, en faisant en sorte que la « Sixième » République soit en même temps la première d’un genre social et participatif, dont l’affirmation des droits, de la souveraineté populaire et de la solidarité seraient les principes constituants. S’il faut rebâtir, c’est à partir d’une conception des institutions cohérentes avec la manière même d’envisager la transformation sociale. Si l’objectif est de rationaliser les procédures de choix utilisés par la puissance publique, dans le cadre d’une vie politique bornée par la « concurrence libre et non faussée », les options du Comité Balladur apparaissent parfaitement fondées. Si l’objectif est au contraire de renverser la logique générale de dépossession civique et de rétraction de la sphère du droit social et de l’espace public, alors le refus d’une accentuation des dérives actuelles et l’option d’une franche alternative institutionnelle sont les plus appropriés. C’est bien évidemment le second terme qui sera ici retenu et c’est dans ce sens que, au printemps 2006, la Fondation Copernic avait produit, sur la base d’un travail pluraliste, un document portant l’exigence d’une VIe République. Loin des prudences alambiquées de la « gouvernance », c’est à une véritable révolution institutionnelle démocratique que proposait de s’atteler notre Fondation, en suggérant de penser dans leur interpénétration la question sociale et la question institutionnelle. Sur cette base, une rupture constitutionnelle était envisagée autour de quatre grands axes.
1. La construction institutionnelle doit s’ancrer plus fortement dans l’affirmation des droits. On ne s’implique pas totalement dans la citoyenneté si l’on ne dispose pas de droits suffisants. Il est en cela nécessaire de prolonger les grands acquis, notamment ceux de la Libération, en insistant plus fortement que par le passé sur quatre idées :
• Les droits sont indivisibles : ils sont à la fois politiques, économiques, sociaux, culturels ; ils sont à la fois individuels et collectifs. • Les droits sont universels : rien ne peut limiter leur exercice ; rien, et donc en particulier surtout pas l’origine, la nationalité, le genre ou l’orientation sexuelle. Toute discrimination est une injure à la République. • Les droits énoncés par la Constitution sont contraignants et peuvent en particulier être opposables devant les tribunaux. • Enfin, pour garantir l’égalité des droits, la puissance publique a l’obligation d’agir et de se doter des moyens nécessaires, à commencer par une justice plus démocratique, par des instruments économiques adaptés et par des services publics étendus, démocratisés, modernisés. 2. La démocratie sera plus vivace si les citoyens se sentent bien représentés ; mais la démocratie dite « représentative » ira d’autant mieux que les citoyens auront la possibilité de s’impliquer directement. La souveraineté populaire, sous toute ses formes, est le principe ordonnateur d’une nouvelle citoyenneté, plus soucieuse d’implication que de simple représentation. L’extension du droit de vote, la parité, la pratique des budgets participatifs, le droit d’initiative législative, le référendum d’initiative populaire, le statut de l’élu, l’extension des conseils et assemblées citoyennes sont autant de pistes nécessaires.
3. La démocratie se régénérera d’autant mieux qu’elle sera sociale. Elle ne peut pas prospérer si le champ de l’économie lui échappe, si l’entreprise lui reste fermée, si les lieux où se jouent le plus fortement la destinée collective restent des lieux fermés, opaques, réservés à de petits groupes d’hommes concentrant des pouvoirs exorbitants, au nom de la libre entreprise et de la sacro-sainte loi des marchés. La reconnaissance constitutionnelle du principe de la « citoyenneté sociale » ou de la « citoyenneté à l’entreprise » est donc à l’ordre du jour. Elle supposera une extension conséquente des pouvoirs des organismes où sont représentés les salariés. Ainsi, les droits d’alerte, d’expertise, de contrôle et de proposition des Comités d’entreprise doivent être promus comme des droits constitutionnels. De même doit être promue activement la revalorisation de la négociation collective, avec la systématisation du principe majoritaire (représentation syndicale fondée sur le vote régulier ; consultation directe des salariés). Enfin, l’obligation des services publics dans les domaines décisifs, et notamment l’éducation, le travail, la formation, la santé, le logement, l’énergie, la culture, l’information. Ces services, bien sûr, doivent être soustraits aux règles de la concurrence.
4. Sur la base des principes précédents, c’est à une redéfinition de l’architecture des pouvoirs qu’il faut désormais s’atteler. La généralisation de la proportionnelle et la suppression du Sénat dans sa forme actuelle en sont des préalables. La réduction drastique des pouvoirs du Président de la République, la suppression du principe de son élection au suffrage universel, la concentration des pouvoirs exécutifs entre les mains du gouvernement, la revalorisation massive du rôle, des pouvoirs et des moyens du Parlement, la subversion démocratique et égalitaire de la décentralisation et la transformation de l’appareil d’État en sont les pivots ou les « clés de voûte ». Dans tous ces domaines, des plages de consensus existent d’ores et déjà dans l’espace actuel de la transformation sociale. Il est possible aujourd’hui de penser une alternative cohérente, suffisamment forte pour espérer devenir majoritaire. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il n’y a pas, en matière de réforme institutionnelle, que du consensus.
Ainsi, si l’implication citoyenne est réclamée par presque tous, toutes et tous n’ont pas nécessairement la même conception de son ampleur. Faut-il considérer qu’elle est en quelque sorte un « plus » de la démocratie représentative, et la limiter ainsi à des propositions du type référendum d’initiative populaire ? Ou faut-il au contraire considérer que cette implication doit devenir le pivot des institutions à venir, ce qui suppose de multiplier et de valoriser les formes d’implication, à toutes les échelles de territoire, en allant jusqu’au bout de la démarche, certains proposant même de retenir le vieux principe de la révocabilité des élus cher aux sans-culottes et à la Commune de Paris ? Faut-il introduire le principe de la citoyenneté de résidence, ce qui implique que l’on dissocie la citoyenneté de la nationalité ? Ou bien faut-il maintenir le lien et contourner la difficulté en envisageant par exemple d’étendre systématiquement l’attribution de la nationalité aux résidents ? Faut-il introduire le principe du scrutin proportionnel de liste à toutes les élections, ou faut-il se contenter d’insérer une dose de proportionnelle et donc de garder une part de logique majoritaire ? Faut-il donner au gouvernement la garantie de la durée en limitant la tutelle du Parlement, par exemple en établissant des barrières au droit parlementaire de censurer un gouvernement ? Ou bien faut-il considérer que le droit de désignation, de contrôle et de censure de l’Assemblée ne doit en aucune manière être limitée ? S’il faut établir le principe de l’unicité de l’Assemblée dotée du pouvoir législatif, ne faut-il pas pour autant maintenir le principe d’une seconde assemblée chargée, soit d’intervenir à la charnière de l’Assemblée nationale et des collectivités territoriales, soit d’assumer la représentation et l’implication législative du monde du travail ?
Les débats ne manqueront donc pas pour pousser plus loin les éléments de réflexion et de construction aptes à mobiliser l’initiative citoyenne et la Fondation Copernic prendra les initiatives qui sont de son ressort pour stimuler de façon pluraliste un tel débat. Les contradictions et désaccords ne doivent pas pour autant occulter ce qui est déjà acquis. Le document du printemps témoigne de la force du socle d’ores et déjà commun. Ses formulations nous paraissent garder leur pertinence pour l’essentiel ; c’est pourquoi nous les soumettons de nouveau à l’examen critique collectif. Ce texte, pour n’être pas achevé, montre qu’il existe d’autres pistes solides que celles du sarkozysme dominant. En tout état de cause, les forces attachées à la transformation sociale peuvent ensemble s’accorder sur un point : les conclusions du Comité Balladur sont inacceptables. Elles constituent un recul démocratique sans précédent, une accélération de l’alignement sur le bipartisme et la « bonne gouvernance » à l’américaine. Une seule attitude s’impose : le refus, la critique résolue et argumentée du contenu des réformes envisagées et la promotion d’une alternative forte, autour de la revendication d’une Sixième République, sociale et participative.