Les classes moyennes à la dérive,
de la sécurité à la précarité
Louis Chauvel répond aux questions de l'Université Syndicaliste, journal du SNES (US mag n°647)
Sociologue, Louis Chauvel est professeur à Sciences Po et chercheur à l’Observatoire des conjonctures économiques (OFCE). Il est l’auteur du Destin des générations (PUF, 1998, et de Les classes moyennes à la dérive (Seuil, La République des idées, 2006)
L’US : Dans votre ouvrage Les classes moyennes à la dérive, vous présentez cette « dérive » comme une question cruciale pour l’avenir de la société. Mais vous parlez vous-même d’un « ensemble hétéroclite ». Qui fait partie des « classes moyennes»? Et d’ailleurs peut-on encore parler de «classes»?
Louis Chauvel : Deux éléments intéressent les chercheurs : d’une part les contradictions entre les réalités et les représentations, lorsque les gens se donnent des rêves qui ne correspondent plus à la réalité ; d’autre part les interdits de penser. Classes sociales est un de ces tabous. À l’hiver 2001, j’ai publié Le retour des classes sociales ? (http://www.ofce. sciences-po.fr/pdf/ revue/9-79.pdf). Je montrais comment, après vingt ans de croissance ralentie, les frontières sociales se reconstituaient objectivement ; les représentations, au contraire, allaient vers des analyses en termes de moyennisation et de société ouverte et postmoderne. La contradiction entre les faits objectifs et les représentations (renforcées alors par les partis notamment de gauche) était porteuse de tensions : la réévaluation des faits était urgente, sous peine de voir la gauche perdre le peuple. « En attendant, des décennies peuvent aussi bien passer dans un contexte de réactivation de la pensée néo conservatrice populaire, ou dans l’abstention électorale massive du peuple. » Alors, seul Maxime Gremetz parlait encore de « classes », les autres parlant au mieux de « vrais gens », ou d’inégalités, de pauvres ou d’exclus. Le 22 avril 2002, cet article a vraiment commencé à se diffuser, mais il était trop tard. La difficulté en France est que l’on ne prend conscience des difficultés réelles qu’après la catastrophe : avant, on dit toujours : « regardez ! c’est solide, ça tient encore ! ». La réalité est qu’en 1988, on découvre la nouvelle pauvreté et on crée le RMI. En 1995, c’est la fracture sociale entre la classe populaire et la moitié supérieure de la société. Maintenant, il est temps de comprendre que les difficultés ont encore monté d’un cran : le travail salarié même moyennement qualifié ne permet plus d’affronter le marché du logement sans support massif des parents. Au sein des classes moyennes (le pluriel est très important), les jeunes « sans famille » doivent renoncer au confort.
L’US : Historiquement, vous présentez les années des « Trente Glorieuses » comme le moment du « sacre » de la classe moyenne et vous décrivez un mouvement de « moyennisation » de la société : que faut-il entendre par là ? Quelles en sont les causes et les conséquences ?
L. C. : Les années soixante-dix arrivent après 25 ans de croissance au rythme de 3,5 % par an des salaires. Bourdieu le rappelait : les jeunes bénéficient alors de l’automobile dès l’entrée dans le monde du travail, ce qui était la conquête d’une vie entière de travail pour leurs parents. Dans chaque classe sociale, les parents étaient certains d’envoyer leurs enfants dans la classe au-dessus. Le revenu du patrimoine s’effondrait sous l’inflation ; il était possible de se faire tout seul, sans les parents. Le concours d’instit se passait à 19 ans, et progresser ensuite était très envisageable. Il existait encore des inégalités criantes, mais le mythe de la moyennisation, de la fusion de toutes les « deux Français sur trois » était au bout du chemin, tendanciellement, si la croissance s’était prolongée, si l’État-providence avait continué de s’étendre, si le chômage de masse, concentré sur les jeunes, n’était devenu à partir de 1975 une réalité, si le tournant de la rigueur de 1984 n’avait porté un coup définitif à cette loi du progrès d’une génération à l’autre.
L’US : Que faut-il entendre par « dérive » de ces classes moyennes ?
L. C. : Cette dérive, c’est le fait qu’en 1970, les classes moyennes apparaissaient comme l’avenir de toute la société, comme rassemblée autour d’un noyau central homogène et en progression, susceptible de tester tout un ensemble de conquêtes sociales qui devaient se diffuser au reste de la société. La légitimité des classes moyennes dans les autres classes de la société venait de ce qu’elles étaient l’avenir, le sens de l’histoire. Ce rêve est aujourd’hui un peu plus angoissé. La sécurité croissante d’hier fait place à un sentiment de précarité qui a une part de fondement. L’homogénéité sociale au sentiment d’inégalité, d’arbitraire et d’injustice. Le progrès à la contradiction entre la stagnation du pouvoir d’achat (ou à – 20 % pour le point fonction publique) et la hausse vertigineuse du capital, et notamment du logement, au sentiment de paupérisation qui en découle pour ceux qui n’ont pas leurs parents derrière eux.
L’US : Ce mouvement se traduit-il par la mise en cause de valeurs telles que la méritocratie républicaine ou la promotion sociale ?
L. C. : Dans les temps anciens, voilà trois décennies, il était possible d’être fils de postier et d’aboutir au Collège de France. Il était envisageable de se faire soi-même sans apport personnel par la combinaison de trois ressources : le diplôme, le travail et le talent. Aujourd’hui, le soutien en particulier financier de la génération précédente est vital. Prenez deux salariés de 35 ans à 2 000 euros net ; le premier s’est fait tout seul et paye sa location (en moyenne un tiers de son budget) et le second, enfant de bourgeois, est hébergé par le prêt d’un quatre pièces par ses parents. Le méritant peine à mener une vie culturelle décente (les livres prennent de la place) et pour l’héritier, le salaire est un argent de poche qui lui procure une grande liberté. Pour comprendre la structure sociale d’aujourd’hui, connaître le métier et le salaire est maintenant insuffisant : le patrimoine des parents est devenu central. Rien n’est plus contraire à l’idée de mérite.
L’US : Vous montrez la convergence de cette crise et de la crise de civilisation en Occident, vous évoquez également le risque d’un « séisme »: en quoi le problème des classes moyennes est-il si grave pour l’ensemble des sociétés développées ?
L. C. : Les progrès humains, économiques, politiques des trente glorieuses sont intrinsèquement liés à l’émergence d’une classe moyenne intermédiaire qualifiée et cultivée qui offrait au reste de la société un sens, des espoirs, un avenir de progrès. La contradiction entre les représentations – « nous vivons dans une société d’abondance en cours de moyennisation » – et la réalité – « les classes moyennes intermédiaires peineront à donner à leurs enfants un avenir vraiment meilleur » – est porteur de grands risques pour la démocratie. Je ne fais pas de parallèles hâtifs car la situation française d’aujourd’hui est différente de ces deux cas de figure. Il reste que lorsque les enfants de la classe moyenne bismarckienne ont fait face entre 1919 et 1933 à une régression économique sans précédent, les conséquences politiques en ont été tragiques. Plus modérément, lorsque l’Argentine ou l’Uruguay ont fait face à partir de 1950 à un long déclin économique, avec une multiplication de diplômés sans emploi leur correspondant, et des classes moyennes qui économiquement se retrouvaient au niveau du prolétariat, l’ordre politique a connu une déstabilisation de fond. Je ne dis pas que c’est ce qui menace la France immédiatement, mais si les trente années qui suivent ressemblent aux trente précédentes, nous y serons.
L’US : Vous opposez la « génération 68 » et les jeunes diplômés : « Le rêve de la génération 68 pourrait être le cauchemar de ses enfants », écrivez-vous. S’agit-il d’un véritable conflit générationnel ?
L. C. : Ce problème générationnel est très difficile à poser entre les excès des tenants de la « guerre entre les générations » (les journalistes raffolent de cela, non seulement parce que cela « fait vendre », mais aussi parce qu’ils y sont confrontés au quotidien) et les dénégations de ceux pour qui « tout va très bien ». Le poser correctement exige de bien décrire la situation : par rapport à la moyenne des revenus disponibles, les trentenaires ont perdu 20 % en vingt ans ; les quinquagénaires ont gagné 10 %. Même avec trois années d’études en plus, la nouvelle génération entre en moyenne avec des salaires inférieurs à celui de leurs propres parents. La génération qui a eu 20 ans en 1968 faisait face à 6 % de taux de chômage dans les douze mois de la sortie des études ; pour celle née dix ans après et plus encore ensuite, ce taux est de plus de 30 %. Ce sont des faits. La génération 1968, les enfants de ceux qui ont connu les années trente puis la Seconde Guerre mondiale, ont été socialisés dans la pénurie et ont bénéficié de l’abondance. Leurs enfants semblent connaître le contraire. Revenus inférieurs, doublement du prix des locations ou à l’achat, sursélection à l’entrée dans la vie, rareté des emplois disponibles (l’année dernière au CNRS en sociologie, dix-sept départs à la retraite et cinq recrutements...). Ce n’est pas un conflit de génération, mais un contraste saisissant entre une génération qui, lorsque l’on inclut la propriété du logement, vit mieux à la retraite entre 60 et 65 ans que ceux qui travaillent à temps plein toute l’année entre 35 et 40 ans. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité, et peut-être la dernière car les retraites des quadras d’aujourd’hui, dans vingt ans, vont avoir à connaître de nombreux changements structurels. Ce contraste suscite des inégalités générationnelles, qui parfois posent de vraies questions de justice sociale : n’a-t-on pas trop souvent protégé les droits de ceux qui étaient déjà là à la défaveur de ceux qui viennent après ? C’est une vraie question à laquelle on ne peut plus se dérober.
L’US : Vous rappelez la vision développée par Bourdieu de ces « fractions dominées de la classe dominante », fractions marquées par une profonde frustration et dont feraient partie les enseignants. Que peut-on dire de ces derniers dans ce tableau général ?
L. C. : Mon travail sur les classes moyennes a commencé en reprenant le débat Pierre Bourdieu versus Catherine Bidou au début des années 1980. Pour Bourdieu, le capital culturel intermédiaire ne permet pas à lui seul d’accéder au sommet de la hiérarchie et de la domination, d’où un malaise, une frustration d’échapper toujours à la consécration. Pour Bidou, il n’existait pas de frustration de ces « nouvelles classes moyennes salariées » de jeunes fonctionnaires de trente ans en 1980 ; leur salaire permettait de se loger et de vivre, ils se réalisaient, lançaient des associations culturelles, et politiquement prenaient le pouvoir local aux notables et aux dames patronnesses de droite de la génération précédente. Mais que s’est-il passé depuis vingt ans ? Les jeunes élus de 1980 (ceux qui sont restés dans les instances) se sont notabilisés, et les suivants connaissent un profond sentiment d’abandon. La fête est finie et on retourne aux structures anciennes.
L’US : Quelles seraient les pistes d’action pour corriger cette « dérive » dont vous parlez ?
LC. : Avant tout, il faut refaire de la politique, et resocialiser les jeunes à la prise de conscience politique. Il faut avant cela encore remettre à plat les données depuis 25 ans (comme l’a fait Robert Gary-Bobo sur les carrières de la fonction publique http://team.univ-paris1.fr/ teamperso/rgbobo/ ). Il faut enfin abandonner tout un ensemble de tabous dans la réévaluation de ce qui a été fait depuis vingt ans, faute de quoi nous risquons de laisser à la droite conservatrice le monopole de la critique sociale d’un système où, au bout du compte, les jeunes risquent de penser que nous cumulons les difficultés d’un faux libéralisme qui le protège moins que les possédants et d’un faux socialisme qui a oublié ses enfants.